Meurtre à Cucugnan (Extraits)

Extrait 1

La nouvelle du jour avait fait le tour du village. Le vol d’une Vierge enceinte n’avait pas suffi, désormais une autre vierge était au centre de toutes les attentions. C’est ce que tentait d’expliquer un brigadier surexcité, à l’éloquence de mitraillette.

— C’est Marie, la fille du receveur. Une gamine de 13 ans. Elle est rentrée chez elle à la tombée de la nuit, et elle est prostrée depuis. Impossible de lui tirer deux mots, c’est comme si elle avait vu le Diable en personne.

Le Malin hier, le Diable aujourd’hui, Lucien Chanot devrait se faire une raison, l’esprit des Lumières n’avait pas frappé Cucugnan. Alors qu’il s’apprêtait à émettre l’hypothèse d’une querelle de collégiennes, d’un contrôle de maths raté, d’une brouille avec l’amoureux du moment, toutes choses qui avaient statistiquement plus de chances d’affecter une adolescente qu’une rencontre avec le Diable, la sonnerie du téléphone vint lui pincer les lèvres.

De nouveau, « Marie », « sang ». Mais si « diabolique » fut marmonné, le Démon en personne ne fut pas convoqué. Alors que Chanot réprimait un soupir, le gendarme reposa le combiné, l’air aussi songeur qu’un épagneul venant de laisser s’envoler un perdreau par trop véloce.

— C’était le docteur. Il vient de voir la gamine. Il y a du nouveau. Elle a les stigmates.

— Les stigmates ?

— Les stigmates du Christ. Elle saigne, si vous préférez. Et sans s’être blessée.

Le courant d’air glacé qui l’avait saisi la veille revint chatouiller les lombaires de l’inspecteur. Ses pires craintes se confirmaient, la raison avait bel et bien abdiqué dans ce petit bout de France. Et c’est sans grand entrain, mais mû par une forme de curiosité un peu coupable qu’il accepta d’accompagner le brigadier-chef chez la jeune fille. Après tout, sa Vierge fugueuse pourrait bien attendre quelques heures qu’il s’en soucie.

Le chemin se fit dans le silence, Chanot parce qu’il n’avait rien à dire, le brigadier-chef parce qu’il en avait assez à traîner ses 110 kg rendus plus pesants encore par les « événements ».

Le receveur vivait avec femme et enfant au-dessus du bureau de poste, dans un appartement dont l’Administration semblait régir le quotidien. La chambre de la jeune fille, où sa mère conduisit les deux hommes n’échappait pas à la règle. Un vieux bureau à cylindre, un lit en fer forgé, une armoire et pour compléter le tableau, sur le manteau de la cheminée, un buste de Marianne en plâtre. Nul poster aux murs, pas la moindre moustache au feutre sous le nez de la République, rien en somme qui put indiquer au visiteur de passage qu’une adolescente vivait là.

Quant à l’adolescente, elle était pour l’heure tapie sous la fenêtre aux volets clos, ses longs cheveux bruns retombant comme un paravent devant son visage. Le médecin du village, un petit homme sec entre deux âges, mais plus près du troisième, était accroupi à ses côtés et tentait en vain d’attirer son attention. Elle ne protesta pas lorsque le brigadier et son acolyte parisien firent leur entrée, et n’eut pas un sursaut lorsque sur un signe du médecin ils s’approchèrent à la toucher pour examiner les stigmates.

Pas de courant d’air, cette fois, pour faire frissonner Chanot. Le jeune homme, abasourdi, devait admettre que ces larmes de sang, ces taches carmin sur la paume de ses mains avaient l’air vraies.

Jusqu’alors le contraste entre l’inspecteur principal et le brigadier-chef avait été saisissant, mais le choc avait nivelé les différences. Le frêle Parisien et la montagne audoise, le citadin lettré et le chasseur de sangliers ne faisaient plus qu’un, stuporeux et sonné. Chanot, le premier, se secoua. La raison toujours vacillante, il parvint néanmoins à recouvrer son sang-froid, et se décida, bien qu’il craignît d’entendre la réponse, à demander au médecin :

— Docteur, pouvez-vous me certifier qu’il s’agit bien de sang ?

— Les analyses le confirmeront. J’ai effectué quelques prélèvements pour m’en assurer, mais oui, j’en suis certain. Du sang, des larmes et de la sueur mêlés.

 

Extrait 2

Suzanne s’était approchée, à pas comptés, espérant comme lorsqu’elle était petite fille, conjurer le mauvais sort en achevant sa marche sur un chiffre pair. Bien sûr, aujourd’hui comme hier, elle tricha avec le destin, allongeant ses pas jusqu’à arriver sur la pointe des pieds au bord du seuil. Elle en était à 42. Et ce qu’elle savait avoir vu était bien là, dans l’encadrement de la porte.

C’était un corps, ou plutôt le bas d’un corps, qui maintenait la porte ouverte, et c’était des chaussures qu’elle avait aperçues en arrivant dans la clairière, dans une position verticale bizarre. Les chaussures comme le corps appartenaient à Raymond.

Suzanne était immobile, l’esprit vide. Elle voyait, mais ne comprenait pas. Elle avait bien saisi que son ami était probablement mort, mais elle ne comprenait pas pourquoi et cela suffisait à brouiller tous ses repères. Il lui fallut un temps sans mesure pour se ressaisir et vérifier, avec maladresse, que le liquide poisseux qui formait une petite mare brunâtre était bien du sang.

La vieille dame ne parvenait pas à déterminer si ce qu’elle percevait sous ses doigts était le pouls de son ami ou les battements de son propre cœur. En cherchant du regard le téléphone, Suzanne comprit que Raymond n’avait pas eu un malaise, et qu’il ne s’était pas blessé dans sa chute. Les fils du téléphone avaient été arrachés, le bureau renversé, des papiers jonchaient le sol de la maisonnette, l’ordinateur gisait dans les débris de ses composants.

Accroupie, les mains tremblantes à l’idée de peut-être faire les poches d’un mort, Suzanne cherchait le portable de son ami. Elle n’en avait jamais voulu, pour rester libre, disait-elle, et elle se retrouvait à pester contre elle-même, contre cette posture qu’elle avait, comme tout le reste, voulu qualifier de principe.

Elle finit par trouver le téléphone, là où elle savait que Raymond l’enfouissait, au fond d’une poche latérale de son pantalon de chasse, lui qui ne traquait pas même les champignons, sous un fouillis de trombones et de notes gribouillées à la hâte sur de petits bouts de papier. Par chance, le portable n’était pas déchargé, et Suzanne put composer le numéro des secours.

 

Extrait 3

La Vierge envolée, Marie chez les fous, Raymond Estrade assassiné, les chats brûlés, Suzanne Grès disparue, Marcel Bonnet suicidé, le brigadier-chef n’avait pas fait carrière dans la gendarmerie pour régler ce genre d’histoires. De petits différends de voisinage, quelques vols à l’étalage quand les touristes affluaient, des jardinières souillées les nuits d’ivresse, à la rigueur une poignée de PV, il n’aspirait à rien d’autre.

C’est le moment précis que choisit son homologue de Carcassonne pour l’appeler. Il fut accueilli par un grognement, qui trouva bientôt son explication lorsque Marty se fut épanché.

— Ah ouais, vous ne faites pas semblant ! siffla le citadin, goguenard.

Un second grognement lui fit retrouver son sérieux, et relativiser ses propres ennuis. Il téléphonait pour s’assurer que Marty avait bien reçu les nouvelles lettres, toujours anonymes, qu’il lui avait faxées. Non ? Eh bien, peu importait, toujours le même délire pseudo-mystique assorti de menaces qu’on ne pouvait pas qualifier de voilées. Il voulait juste le tenir au courant, mais ils devaient avoir d’autres chats à fouetter, à Cucugnan, ah ah !

Le brigadier-chef poussa un profond soupir et raccrocha brutalement. Au même instant, coïncidence ou court-circuit, le fax se mit à ronronner et cracha ses premières copies. Sur la page de garde, bien en évidence, une esquisse de colombe grossièrement dessinée. Une colombe à l’aile brisée.

±

Le brigadier ne leva pas la tête quand Chanot entra dans son bureau. Marty était figé, marquant l’arrêt devant une feuille de papier. L’inspecteur le contourna sans bruit, et jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule massive.

— Apparemment, nous ne sommes plus les seuls à avoir un problème.

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