Extraits – Boire, Déboires et Vistemboire

 

Extrait 1

Léopoldine jugea alors plus prudent d’interrompre son périple, inquiète quant aux capacités d’absorption de son compagnon. Droit comme un poteau électrique, le gendarme ne manifestait cependant aucun signe de trouble quelconque. Ayant vu George Hickok absorber, presque sans respirer, quatre bouteilles de riesling avant de finalement s’écrouler, Léopoldine caressa, l’espace d’un instant, l’idée d’un duel, verre en main, entre ces deux hérauts de la dive bouteille. Idée qu’elle rejeta l’instant d’après.

Mais je suis folle ! Voilà que je pense à encourager deux ivrognes à boire ! Qu’en dirait la Sainte Vierge ?

La Sainte Vierge, justement ! Voilà deux jours que Léopoldine ne lui avait pas rendu visite. Après avoir déposé le gendarme devant la porte de sa maman (il fallait qu’elle couse de nouveaux galons sur l’uniforme de son chérubin), elle se rendit donc à l’église faire ses dévotions à Marie. Celle-ci l’attendait de pied ferme, juchée sur son socle.

— Eh bien, j’en apprends de belles, Léopoldine !

— Pardonnez-moi, Sainte Vierge, je n’aurais pas dû laisser Schmitterlin boire autant. Ça va me valoir combien de « Je vous salue » et combien de « Notre Père » ?

— Il s’agit bien de cela ! Tu as incité le gendarme à molester une pauvre vieille !

— D’abord ce n’est pas une pauvre vieille, elle a dix ans de moins que moi qui ne suis pas franchement vieille, ne vous déplaise, Sainte Vierge. Ensuite je ne l’ai pas molestée. Schmitterlin l’a un peu mouillée, c’est tout.

— Et toi, tu l’as encouragé.

— Moi ? Pas du tout.

Léopoldine avait pris la pose de l’innocence outragée.

— Ne mens pas, j’ai tout vu !

— Ah oui, c’est vrai, vous voyez tout du haut des cieux, Sainte Vierge.

— Du haut des cieux, on ne voit pas les détails. J’ai tout vu parce que j’étais là, tout près. Tu oublies une chose…

— ? ? ?

— Au milieu de la fontaine, il y a une statue. Et cette statue, c’est moi ! Je t’ai bien vu faire ce signe, le pouce baissé.

— Oh, Sainte Vierge, mais c’était…

— C’était encourager le gendarme Schmitterlin à plonger l’épicière dans la fontaine. C’est mal ! Et en outre, c’est faux !

— Comment, c’est faux ?

— Eh oui, Léopoldine, le pouce de l’empereur levé ou baissé dans les arènes, ça n’a jamais existé que dans l’imagination des metteurs en scène d’Hollywood.

Mortifiée, Léopoldine. Sans demander son reste, elle alla s’agenouiller et récita dix « pater » et dix « ave » d’affilée. C’était bien le moins qu’elle puisse faire.

 

 

Extrait 2

Depuis son établissement à Oberwihrheim, elle passait le plus clair de ses journées en cueillette de simples et en préparation de décoctions diverses, au milieu des animaux qui constituaient l’essentiel de sa compagnie, trois chiens, deux chats, une pie qui voletait alentour et les visites fréquentes de daims et de chevreuils qui venaient brouter quelques feuilles de son jardin. N’ayant pas le cœur de les chasser, elle s’était néanmoins résignée à protéger ses plantations par un grillage qu’elle devait souvent rafistoler.

— Tiens, mais où est donc passé Robert Cheval ? lui demanda Léopoldine qui était venue la voir le lendemain de son entretien avec le pharmacien.

Robert Cheval avait été longtemps la vedette du mini-zoo de Magdalena. Cette petite boule de poils de deux semaines, censée être un lapin nain s’était transformée au fil des semaines en géant des Flandres d’une dizaine de kilos, un bestiau hargneux et agressif qui coursait les chiens en renversant tout sur son passage, faisait peur aux chevreuils aventureux attirés par les blocs de sel que la propriétaire laissait près de la maison à leur intention, et en arrivait même à attaquer la clientèle de Magdalena.

Pourquoi Robert Cheval ? Parce que, répondait Magdalena qui ignorait elle-même d’où lui était venue l’idée d’affubler le belliqueux lagomorphe à longues oreilles de ce curieux sobriquet. Toléré plus qu’aimé, Magdalena, émule de saint François d’Assise, ne pouvait cependant se résoudre à s’en séparer, Robert Cheval avait franchi les limites de l’admissible par un beau matin de septembre au cours duquel l’herboriste était partie faire provision de simples.

La veille au soir, cette dernière, âme miséricordieuse, avait recueilli deux oisillons tombés du nid. Elle avait fait provision de vers et, après les en avoir gavés, les avait installés au fond de sa baignoire, blottis dans d’épaisses couches de coton. Deux heures plus tard, revenant de sa cueillette, elle avait été surprise d’entendre de plaintifs piaillements provenant de la salle de bains. Dans la baignoire, les oisillons agonisaient, Robert Cheval leur avait tout bonnement grignoté les pattes.

Aussi, en réponse à l’innocente question de Léopoldine, Magdalena la convia à se rendre avec elle à la cuisine et souleva le couvercle de la cocotte dans laquelle mijotaient quelques morceaux de viande baignant dans une sauce au vin. Sans s’embarrasser de circonlocutions, elle tendit le doigt vers l’appétissant repas qui se préparait et dit :

— Je te présente Robert Cheval. En civet. Tu resteras bien déjeuner avec moi ?

Sensible au délicieux fumet qui s’était insinué jusqu’à ses narines, Léopoldine lutta pour résister à l’appel de ses papilles. Pauvre lapin, avait-il mérité cette fin ? Elle demanda donc à Magdalena ce qu’il avait bien pu faire pour se voir infliger pareil traitement. La réponse de son interlocutrice apaisa sa conscience. Elle reconnut que le châtiment était mérité.

— Après tout, c’est la destinée d’un lapin que de finir en civet.

 

 

Extrait 3

— Mademoiselle Léopoldine Piquavoine ! Que je suis content de vous revoir ! Vous étiez partie faire une petite promenade avec votre grande amie Germaine Gruber ?

Devant les deux femmes, à peine descendues de voiture, se tenait, tout faraud, le capitaine Wolfgang-Amadeus Dujardin, flanqué du lieutenant Jean-Sébastien Lafleur qui avait l’air ailleurs.

— J’ai deux bonnes nouvelles à vous annoncer, mesdames. Je commence par laquelle ?

— Les deux ensemble. Faites-nous un paquet-cadeau, mon capitaine.

— Eh bien, la première, c’est qu’il n’y avait pas d’empreintes utilisables sur le flacon, mais l’analyse a révélé qu’il avait contenu de la belladone, un puissant poison. Vous l’avez échappé belle, mademoiselle !

— Et l’autre bonne nouvelle ?

— C’est que Madame Adèle Blitz a été mise en examen pour tentative de meurtre et qu’elle dormira ce soir en prison. Voilà. Mon enquête est terminée. Et la vôtre également, mademoiselle Piquavoine. Je sais bien que vous meniez une enquête parallèle. Allez, avouez votre défaite.

Léopoldine baissa la tête. Le temps de peaufiner sa riposte, tandis que le policier continuait à plastronner :

— Soyez bonne joueuse. Il n’y a pas de honte à avoir.

La postière releva la tête :

— Vous étiez à Londres en 1940, mon capitaine ?

Ça y est, elle a perdu la boule, la Soubirous. Il faut que je sois très gentil avec elle, sinon, elle va entrer en crise.

Et de sa voix la plus onctueuse, Dujardin répondit :

— En 1940, je n’étais pas né, chère mademoiselle. Venez, je vais vous ramener chez vous. Vous allez prendre un petit remontant.

— Taratata ! Vous savez ce qui était affiché sur les murs de Londres le 3 août 1940 ? « Nous avons perdu une bataille, mais nous n’avons pas perdu la guerre. » Et c’était signé Général de Gaulle. Eh bien, moi non plus, je n’ai pas perdu la guerre.

La folie des grandeurs ! Voilà qu’elle se prend pour de Gaulle. C’est pire que ce que je craignais !

— Je crois qu’il vous faut du repos, mademoiselle Léopoldine. Vous êtes sûre que…

Léopoldine était lancée. Et ce n’était pas un capitaine de police, fut-il prénommé Wolfgang-Amadeus, qui allait l’arrêter. Durant le trajet du retour de la Petite-Pierre, elle ne s’était pas contentée d’imaginer de somptueuses agapes avec Gégé, elle avait également mis à contribution ses petites cellules grises et en avait été récompensée. Elle se souvenait maintenant ce qui lui avait échappé, après que le policier lui ait dit avoir trouvé un flacon chez Adèle Blitz. Et Gégé avait complété les informations qui lui manquaient.

— Oui, je suis sûre que vous vous mettez le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate. Vous vous souvenez où vous avez trouvé le flacon ?

Bon, elle déraille complètement. Faut pas la contrarier, elle risquerait de nous faire un nervous breakdown.

— Oui, ma chère, chez madame Blitz, dans le tiroir d’une commode.

— Non, je veux dire, dans quelle chambre ?

— Quelle chambre ? Je ne sais pas moi, c’était une chambre normale, avec un lit, une armoire, une commode et… un petit bureau, je crois.

— Et de quelle couleur étaient les murs ?

— Roses, je crois. C’est important ?

— Vous jugerez très bientôt par vous-même. C’est la chambre de la petite Sophie. C’est bien elle qui vous a reçus ?

— Oui, Madame Blitz n’était pas à la maison. C’est donc la petite qui nous a accompagnés et c’est elle-même qui nous a ouvert la commode.

— Ah ah !

— Quoi, ah ah ?

Et voilà, je te tiens, mon bonhomme ! Je crois que je vais faire un peu durer le plaisir et te retourner sur le gril.

— Et pourquoi vous a-t-elle ouvert la commode ?

— Parce qu’elle était fermée à clef.

— Et avec quoi a-t-elle ouvert la commode ?

— Avec une clef.

— Et cette clef, elle l’a prise où ?

— Je crois qu’elle l’avait sur elle. Et alors ?

Et alors ? Zorro est arrivé, héhé, sans s’presser, héhé…

— Et alors ? La chambre rose, c’était celle de Sophie, la commode aussi, ainsi que la clef de la commode. Sophie, qui ne voulait pas qu’on fouille dans ses affaires, la fermait toujours à clef et cette clef, elle la gardait sur elle. Vous savez, elle est un peu spéciale, Sophie. Tout le monde est au courant.

— Oui, je sais, elle est un peu simplette. Mais de là à…

Et soudain Wolfgang Amadeus réalisa, alors que son adjoint qui avait compris depuis une minute, le considérait d’un œil apitoyé.

— Vous voulez dire que… ?

— Oui, je veux dire que c’est Sophie qui avait caché le flacon dans ses affaires. Et qu’Adèle Blitz n’était au courant de rien.

Oui, je sais, c’est un peu boiteux. Pourquoi la petite Sophie, si elle avait versé le poison dans mon verre, aurait-elle conservé le flacon ? Et comment se fait-il que ses empreintes ne figurent pas sur ce flacon ? Et quel est le lien avec la rouquine ?

Mais le policier, sous le choc, n’avait retenu qu’une chose, c’est qu’il avait marqué un but contre son camp. Il venait enfin de comprendre que le bel échafaudage de présomptions qu’il croyait grave, précises et concordantes qu’il avait monté contre Adèle Blitz venait de s’écrouler comme un château de cartes. Et qu’il avait sans doute arrêté une innocente.

 

 

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