Extrait 1

Le jour où je commençai l’enquête sur mon premier inconnu de l’année, j’étais loin d’imaginer qu’il m’emmènerait sur les routes du pandémonium de Milton. En tout cas, une chose était sûre, ce cadavre ne parlerait plus.

Je me penchai un minimum au-dessus du corps allongé sur l’une des tables du frigo de la morgue. Mais j’abandonnai vite tout espoir, la dépouille était complètement calcinée. Les chances de trouver le moindre indice relevaient du zéro pointé, les chairs restantes s’apparentant plus à la peau grillée d’un poulet rôti trop cuit ! Mes yeux ayant réussi à apprivoiser le spectacle, je me concentrai afin que mon appendice nasal se conforme à l’odeur.

— Ça ira, chef ?

Mon jeune adjoint Moses venu nous rejoindre pour prendre les derniers clichés me tendit un gobelet fumant de café noir. Ce moustachu brun déjà presque dégarni, au grand front et aux immenses prunelles noisette, avait parfois des lueurs d’intelligence et d’âme. Enfin, seulement des fois.

— Oui, sauf que je ne m’explique toujours pas la présence de ce macchabée. Qu’a-t-il bien pu magouiller pour se retrouver transformé en Mac Chicken géant ?

En tout cas, mon cerveau lisant midi sur la pendule face à lui se devait d’arrêter ces allusions nutritives des plus douteuses avant que mon estomac ne finisse par me flanquer une magistrale talonnade.

— Ben, ça, chef, je sais pas. Tout ce que je peux dire, c’est que pour moi, cette histoire-là, c’est du réchauffé !

Je lâchai mes côtes, à la différence de Moses et du médecin légiste qui se tenaient l’un l’autre afin de ne pas mourir de rire, pour répondre à la sonnerie tonnante de Carmina Burana sortie de mon Blackberry.

— Inspecteur Belle Gueule ? Jane du Central, pourriez-vous vous rendre à la ferme des Alligators blancs ? Les Broussart ont appelé, leur bébé a disparu.

Je raccrochai en soupirant à m’en fendre l’âme, car le mythique jambalaya aux crevettes d’Emmie me passait sous le nez et la journée s’annonçait des plus longues.

 

 

Extrait2

Revenu chez moi, il me fallait encore rédiger mon rapport qui s’avérerait des plus savoureux au vu des clichés de Tess et de son énigmatique amant, mais l’attrait d’un bon lit douillet m’obnubilait plus que la paperasse. Tant pis, j’avancerai le réveil d’une demi-heure afin de fignoler le dossier demain matin. Car l’ultime qualité d’un bon enquêteur est l’endurance.

Je devais dormir depuis deux heures lorsqu’une soif digne d’un nomade arpentant de long en large le désert de Gobi me tira de mon sommeil. Excursion forcée jusqu’au frigo. Je buvais quasiment le litre de jus de fruit à même le carton quand j’entendis un bruit sourd derrière moi. Dieu soit loué, j’avais un 38 dissimulé sous le tiroir du comptoir de cuisine. Je m’en emparai en silence et m’approchai à pas de loup du salon. Celui-ci ne baignait pas dans l’obscurité, je devais avoir omis d’éteindre. Je m’avançai, le canon de mon arme trottant le long de ma cuisse.

— Encore vous ! C’est pas possible, je vais devoir vous confisquer votre double des clefs, ah ah !

C’était ma rouquine dans un ensemble de satin rouge et noir, tout en ruban, assorti de sandales plateformes Saint-Laurent en cuir doré. Elle était assise dans mon coûteux canapé, grignotant des crackers. Elle allait m’en foutre partout ! Je ne pus me retenir, je m’énervai :

— Je vous ai quand même pas vendu mon âme comme une pute livrerait son cul !

Bingo, j’avais gagné. Sa face de hyène décomposée et ses ongles longs de quinze centimètres s’approchèrent de mon visage, prêts à le lacérer.

— Vous êtes arrogants et lâches. Vous, les êtres humains, vous vous croyez supérieurs, à l’abri de tout. Vous vous réfugiez derrière un Dieu unique et tout-puissant, à votre image. D’ailleurs, je te dirai que s’il existait il serait fou et vous le seriez encore plus en l’adulant. Ajoutez à cela votre notion de bien qui a enfanté celle du mal et il vous sera permis de constater que la réalité est tout autre : vous êtes tels des rats de laboratoire dont la seule préoccupation est de sortir du labyrinthe avec votre petit bout de fromage.

— OK, admettons, mais, en ce qui me concerne, j’ai dû rater un épisode, vous n’allez pas me dire que mon temps est déjà imparti ?

— Non, bien sûr que non, mais je m’ennuyais.

Sa réplique me fit bâiller :

— Vous ne dormez jamais !

— Évidemment, non. J’avais besoin de méditer et, chez toi, c’est le seul endroit que je connaisse où l’on ne viendra pas m’enquiquiner et, soit dit en passant, j’aime beaucoup ta déco. Ton foyer est apaisant.

Dame Mort avait recouvré son apparence lénifiante de canon de beauté, mais je demeurai sur mes gardes. Car elle me fixait dans les yeux comme si elle voulait me mettre dans l’impossibilité somnambulique de me mouvoir. Elle m’agaçait, je me défendais de devenir sa proie par le biais de sa lugubre prépotence. Pourtant, lorsque je repris, ma voix me parut molle et étouffée, certainement le manque de sommeil :

— Et quel est le but de vos réflexions ?

Je vis passer, sur ses lèvres charnues, un sourire rêveur :

— Ma reconversion.

L’image de l’éminente Faucheuse pointant à une foire à l’emploi m’arracha une grimace surréaliste.

 

 

Extrait 3

Je n’aurais pas dû, je me prenais aussitôt une soufflante d’œuf pourri en pleine face.

— Que crois-tu ? Que de tout temps, j’ai personnifié la Mort ? J’ai moi-même été élue. Et pour info, sache qu’avant tout ça, je fus humaine. Il y a de cela très longtemps, j’étais une jolie jeune fille de paysan qui se fiança avec un rejeton de l’aristocratie. Celui-ci possédait un caractère aussi grave que le mien était gai. Mon menu plaisir était de le taquiner. Mais j’étais incorrigible dans mes enfantillages et je me mis en tête de tester l’amour inconditionnel qu’il disait me vouer. Un dimanche où je savais qu’il viendrait, je m’allongeai sur le lit et me recouvris d’un drap blanc. Ainsi, je pensais surprendre, ou pas, sa peine de cœur lorsqu’il relèverait l’étoffe en me croyant morte. Mais bien mal m’en prit, puisque je fus attrapée à mon propre jeu. Je trépassai réellement sur l’instant même. J’avais été choisie, la Mort me fit payer ma cruelle comédie, car, avec elle, on ne plaisante pas.

À l’évocation de son passé, elle eut l’air terriblement abattue. Je n’en avais aucune envie, mais je poursuivis :

— Pourtant l’immortalité est un réel désir de l’être humain. Qui n’aspire au Saint Graal en se rapprochant toujours un peu plus de l’âge record de longévité.

— Vaines paroles. Vous êtes vraiment d’incorrigibles rêveurs et utopistes ! C’est la mortalité qui donne au monde sa qualité. L’éternité peut se révéler monotone. D’ailleurs, j’affectionne cette citation du comte de Lautréamont qui est plus qu’appropriée ici : « On ne peut juger de la beauté de la vie que par celle de la mort. » Vos âmes sont repliées dans l’étroitesse des heures qui passent. Dans votre société moralisatrice et castratrice, l’être humain est libre de faire le bien, mais il ne l’est pas de faire le mal. Or, la liberté réprimée est toxique. Aussi, avez-vous inventé des lois par manque de puissance. Mais beaucoup passent à travers les mailles du filet, n’est-ce pas, Johnny ? Si tu prenais la bonne décision, tu pourrais te permettre sans aucun jugement d’éradiquer tous ceux qui, faute de preuves ou de vicissitude de procès, ne sont jamais inculpés par la justice, tels les maffieux, les meurtriers et les violeurs d’enfants. Évidemment, pour gagner ce droit, il te faut renoncer à ta piètre existence et laisser ma bouche déchirer tes chairs en toute quiétude.

Le souffle coupé, bouche bée, je regardai mon infernale interlocutrice. Elle avait les yeux fermés et, sur ses lèvres s’attardait un petit sourire de triomphe profondément déplaisant. Pouvait-elle voir le plan qui s’esquissait dans ma cervelle racornie ?

« Attends, Johnny, de quel plan parlais-tu ? »

Dès lors, je sentis des gouttes de sueur froide sourdre de mes tempes, mes cheveux glacés se raidirent. Pour la première fois de ma vie, je sus réellement ce qu’était la peur. Voilà on y était, le deal était on ne peut plus clair. Le trépas pour mon salut ! Je me doutais un peu du truc, mais, dit comme ça, c’était carrément rebutant. Car la vision ineffable où je trépassais s’interposa, aussi essayai-je de prendre sur moi. Je feignis une mine riante et la plaisantai :

— OK, ne voyez pas ça comme une attaque personnelle, mais le fait de penser à la mort, donc à vous, ne m’aide pas du tout à me faire à l’idée de mon futur repos.

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