Extrait 1

Je me présente. Je m’appelle Jessica Micoud, mais tout le monde m’appelle Jessy. J’ai 17 ans, je suis en terminale, option littéraire. Je suis une ado rebelle et turbulente, je ne travaille pas. Ça ne m’a pas empêchée de passer en première, de décrocher 15 au bac de français, à l’écrit comme à l’oral, s’il vous plaît. Mes parents ont été bluffés par l’insolence de ma réussite.

Ah oui, je suis aussi métisse et fille unique, car ma mère n’a pas pu avoir d’autres enfants. C’est le grand regret de mes parents. Moi, je m’en contrefiche. Je suis grande, 1m76. Il paraît que je suis belle. Pour le moment, j’en profite pour faire enrager les mecs, qui me courent tous après. Ils sont dingues de mes fines dreadlocks et de mon visage, qui leur évoque, me certifient-ils, Rihanna.

Je viens d’entrer en terminale. Ma passion, c’est le roots reggae des années 70 et, genre moins connu, son prédécesseur, l’éphémère rock steady. Je suis très fière de mes choix musicaux, car je suis la seule dans mes fréquentations à écouter ce genre de musique. Le côté décalé, en rupture de ban, correspond parfaitement à l’image que j’entends exprimer.

C’est mon père qui avait entreposé dans le grenier ses coffrets de vinyles reggae, à l’époque où, étudiant, il passait des sons jamaïcains dans les bars de Nancy, la ville où je suis née et où je vis. Il a bien changé depuis. Il s’est embourgeoisé, mais je ne m’en plains pas. C’est grâce à lui que je dispose d’un bon niveau de vie. Je veux bien être rebelle, à condition de ne pas galérer.

Au fait, mon père, c’est le Blanc. Ma mère, elle, est Noire. Beaucoup me demandent quel effet ça fait d’être métisse. Eh bien, trois fois rien. Je ne m’en rends même pas compte. Je suis une ado comme les autres. Je vis au jour le jour et je déteste me prendre la tête.

Mon père se montre mécontent de mon attitude face au travail. Il est médecin généraliste et il aimerait que, plus tard, j’aie accès à un métier où je gagne bien ma vie. Comme lui. Pour autant, il n’est pas trop inquiet pour mon avenir. Il a l’intime conviction que le dilettantisme me passera, que je finirai par me trouver.

 

 

Extrait 2

La mode en ce moment, c’est le gin. Mais je m’en tiens à mon apéritif favori, le russe blanc. Je me le suis approprié, pour me donner une identité par temps de fête. La preuve, c’est sans me le demander que Brice m’en prépare un. Quand il revient, il lance sans transition la conversation.

— Tu as déjà entendu parler de ChatGPT ? me sort-il, curieux de tester ma réaction.

Je me gratte la tête.

— Juste de nom, je réponds, alors que je ne suis pas au parfum.

Avec le genre que je me donne, je dois toujours avoir l’air à l’affût de l’avant-garde.

— C’est une application d’intelligence artificielle, détaille-t-il. Devine quoi ? Avec ce logiciel, tu peux pondre une disserte en moins d’une minute. Elle est pas belle, la vie ?

Je le vois venir, Brice. Il déteste la philo. Il ne pense qu’à s’inscrire l’année prochaine en médecine ou en pharma, parce qu’il attend que la filière dans laquelle il s’engage lui rapporte de la monnaie. De la lové, comme on dit entre nous. Alors, pour lui, la philo relève du bourrage de crâne. Dans ces conditions, il tient, s’il dit vrai, le bon plan pour ne pas perdre de temps, avec son ChatGPT.

— C’est une liste de devoirs tout faits qui traîne sur le Net ? je m’enquiers, faussement curieuse, alors que le sujet me bassine déjà. Je présume que ChatGPT, c’est comme les corrigés-types, il s’agit d’un attrape-nigaud. On a toutes les chances de se faire attraper tant lesdits corrigés sont faciles à retrouver pour le prof aux aguets, qui connaît un tant soit peu les circuits de la triche sur Internet.

— Toi, tu n’es pas au courant de la révolution qui est en cours, me titille Brice. ChatGPT est en train de bouleverser notre relation à l’intelligence. Tu peux lui demander n’importe quoi avec les milliards d’informations dont elle dispose, elle est capable de proposer une réponse argumentée en quelques minutes à la plupart des questions que tu te poses.

J’écoute Brice avec attention. Je sais que, niveau Internet et programmation, il maîtrise largement mieux que moi le sujet. Il a même un côté geek, qui parfois me prend la tête. Des fois, tu viens le voir, il te répond à peine, plongé dans les jeux en ligne, à construire ses mondes pendant des heures.

— ChatGPT, reprend-il, c’est la garantie de tricher sans se faire prendre.

— Tu délires ou quoi ? je m’écrie, tellement j’hallucine. Ne me dis pas que l’IA peut te pondre tes devoirs en accès libre sur Internet !?

— Je vois que tu n’as pas capté de quoi il retourne, me corrige-t-il avec autorité. ChatGPT, c’est plus fort que toi. Non seulement il te rédige ton devoir, mais la réponse qu’il te propose change à chaque demande. Autrement dit, il est u-nique et in-dé-tec-table.

Il a articulé les 2 derniers mots syllabe par syllabe, pour marquer l’importance décisive de son explication. Là, je dois le reconnaître, je suis impressionnée. Je ne tombe pas de mon fauteuil, mais je m’ébroue.

— Comment ça ? je m’étonne.

Pour moi, ce n’est pas possible. Le robot ne peut improviser. Il est programmé pour répéter des contenus qui existent déjà. Il est donc limité et ne peut créer.

— Tu bugges ou quoi ? s’énerve-t-il. Je te dis qu’à chaque tentative, ChatGPT te propose un nouveau devoir. Avec lui, le prof ne peut plus te remonter, comme c’était le cas avec les corrigés-types.

— Oui, mais admettons quand même que tu te fasses choper, j’insiste, refusant de croire en ses allégations.

Il hausse les épaules, comme si mon entêtement ne méritait pas d’être pris en considération.

— Toi, tu as déjà abusé du russe blanc, ma parole, me chambre-t-il, presque paternaliste.

 

 

Extrait 3

Elle envoie son manuscrit à Gallimard. Quelques jours plus tard, l’éditeur le plus célèbre de la maison, Stéphane Tschaen, la contacte, pour lui proposer de publier son récit dans sa prestigieuse collection, L’Idéal. Jessica récolte un succès foudroyant auprès du grand public et devient le symbole en France de la lutte de l’homme contre l’IA.

La réussite du roman est telle que Jessica se retrouve médiatisée dans le monde entier. Elle rencontre l’un des pères du transhumanisme, le biologiste israélien Goldberg, qui promeut la mutation de l’homme vers le surhomme technologique, afin d’atteindre l’éternité. Si Goldberg reste convaincu de la pertinence de son projet, il a pris conscience des graves dérives dont menace l’IA.

Lui aussi estime que la créature risque d’échapper à son créateur, auquel cas le surhomme glissera vers la décadence. Il n’est pas le seul. De nombreux chercheurs de la Silicon Valley, du même bord que lui au départ, l’ont rejoint dans sa cause. Tous s’emparent du récit de Jessica, parce qu’il leur semble proposer la meilleure synthèse pour rallier le grand public à leurs thèses.

Suite à sa promotion internationale, Jessica est nommée ambassadrice de l’Éducation Nationale par le ministre en personne. Ce dernier organise une tournée de conférences dans les collèges et les lycées, pour qu’elle mette en garde ses camarades contre les dangers de l’IA, tant sur le plan scolaire que ludique. De nombreux médias lui ouvrent grandes leurs colonnes pour relayer son message.

Le roman se finit sur une note d’espoir. Il est temps que l’homme mette au point les lois qui, au niveau mondial, limiteront l’influence de l’IA. C’est pour lui le seul moyen d’échapper au destin de Frankenstein, où le créateur se retrouve dépassé par le monstre qu’il a engendré sans suspecter l’erreur qu’il commettait.

J’envoie mes consignes à Logos, en précisant que le roman doit tourner autour de 180 pages. Mon objectif est que le récit se lise rapidement. Incroyable, en moins d’une minute, Logos produit un roman comptant exactement 179 pages. Je le relis dans la soirée. J’en sors bluffée. L’IA a accompli, sur un texte beaucoup plus étendu qu’une disserte, une performance de haut vol.

Décidément, la start-up française qui a mis au point Logos a réalisé un travail d’orfèvre. L’application qu’elle a livrée sur le marché se révèle beaucoup plus pointue que les autres IA. Les ChatGPT, Bard et consorts ne sont pas capables d’écrire un si long texte, qui plus est en se contentant de suivre les seules indications initiales. Grâce à Hugo, je dispose d’une chance exceptionnelle d’avoir eu vent de son existence.

En l’état, le roman me paraît éditable. Sans grand mérite de ma part, j’ai validé les prévisions de Hugo. Mine de rien, j’ai rendu la figure tutélaire de l’écrivain aussi dépassée que démodée. En quelques directives, l’IA l’a remplacé sans la moindre difficulté. Ces considérations me flanquent le vertige.

Le père des robots, Asimov, s’est trompé, quand il prétendait que ces derniers n’étaient pas en mesure de créer. C’était ce qui constituait selon lui leur caractéristique autant que leur limite. J’en arrive au constat inverse : ils sont appelés à prendre la place des créateurs.

Mais la qualité de l’IA qui me sidère le plus, c’est qu’elle se montre indétectable. On prétend que le crime parfait n’existe pas. L’IA prouve la fausseté de cette conception, parce qu’elle n’a pas d’identité. Quand l’écrivain, pour plagier, recourait à un nègre, il prenait des risques. Avec moi, on aurait versé dans le ridicule. Vous me voyez, l’écrivaine métissée accusée d’avoir employé un nègre ?

 

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