Extrait N°1

La première lecture lui a semblé si énigmatique qu’il n’a pu faire autrement que d’en parcourir à nouveau le contenu, le tremblement des doigts l’obligeant à relire des passages. Le texte relu en entier, une agitation hystérique s’est emparée de lui, si bien qu’il a dû vite s’asseoir sur l’une des chaises installées autour de la table. Était-ce une blague ? Une erreur ? À moins que… L’incertitude provoquait en Yvan une torture insoutenable au niveau des tripes. Il n’a pu s’empêcher d’attraper à nouveau la lettre avant d’entamer une troisième lecture, lente et parcimonieuse. Au fil des phrases et des mots susurrés fébrilement du bout des lèvres, il s’efforçait tout en lisant de rejeter l’idée d’une confusion possible. La dernière syllabe du message atteinte, le doute n’était plus permis. La lettre s’adressait bien à lui d’autant que l’en-tête affichait clairement ses nom et prénom en lettres majuscules.

Demeuré sur la chaise, incapable d’entreprendre le moindre mouvement, Yvan a senti alors une onde expansive parcourir sa colonne vertébrale à travers de multiples secousses. Les intestins noués et la gorge sèche, une première larme s’est immiscée au coin de l’œil, avant que son corps se rompe en deux, entraînant un déferlement de pleurs et de soubresauts comme il n’en avait plus connu depuis l’enfance. Ému jusqu’à l’âme, il a commencé à chialer, se laissant aller ainsi durant de longues minutes.

Puis, tout à coup, il a bondi de la chaise pour sauter en l’air, poussant des gueulements sans fin, des « oui ! » perçants et jouissifs, le poing rageur et la mâchoire serrée, tout en se déplaçant de manière convulsive dans l’espace étroit du vingt mètres carrés qui ne lui avait jamais paru aussi minuscule. Après plusieurs allers-retours d’un bout à l’autre de l’appartement, il s’est arrêté soudain pour scruter quelques ombres derrière les rideaux couvrant une fenêtre de l’autre côté de la rue. Les poings serrés, un nouveau cri s’est alors échappé des lèvres.

–– Enfin !

Puis, tel un fauve se glissant au ralenti en direction de sa future proie, il s’est rapproché à nouveau de la lettre pour la saisir fébrilement avant d’en lire une dernière fois le contenu.

 

Cher Monsieur,

Le metteur en scène Michaël Cook nous a transmis son intention de vous engager pour la création de la pièce Les tambours de Soweto du dramaturge sud-africain Desmond Lutuli, création qui se réalisera durant l’été au Théâtre National du Sud et dont la première aura lieu le 15 septembre prochain. Dans le but de faire plus ample connaissance, Jacques Corentin, directeur du Théâtre National du Sud et partenaire du projet, souhaiterait vous rencontrer dans les jours qui viennent, et ce, avant que vous signiez votre contrat. À cette fin, il serait bon que vous nous contactiez promptement au numéro de téléphone indiqué sur l’en-tête. Au cas où vous seriez indisponible pour cette période ou que vous n’auriez pas l’intention de participer à ce projet, nous vous serions reconnaissants de nous joindre de même le plus vite possible afin que nous puissions entreprendre les démarches nécessaires dans le but de recruter un autre acteur.

En attendant votre réponse, recevez cher Monsieur nos félicitations les plus sincères.

Cordiales salutations,

Agnès Duteil

 

 

Extrait N°2

Yvan est donc retourné vers la loge pour se changer. Il s’y est introduit en silence avant de s’asseoir aux côtés d’August. Suite à la visite de Michelle Albiol, son compagnon avait l’air abattu.

–– Je suis désolé. Ça doit vous foutre les boules toute cette tension entre Reine et moi. Je n’ai voulu en causer avec personne, mais elle et moi, on a eu une relation. Ça n’a pas duré, mais depuis elle me hait. Je préfère ne pas répéter ce qu’elle m’a balancé pendant l’impro. C’est comme si ça l’emmerdait que je fasse partie de la création. Ce n’est pas une excuse. Ma réaction tout à l’heure a été en dessous de tout. Maintenant, je t’assure que je ne suis pas comme ça. Je me sens traqué et je suis complètement déconcentré.

Tout à coup, il a stoppé son monologue pour scruter la réaction d’Yvan, mais avant même que ce dernier ne dise quoi que ce soit, il a poursuivi.

–– J’espère que ça ne t’ennuie pas que je te tutoie.

–– Non, pas du tout.

Peu enclin à évoquer le complot de Corentin et se sentant en porte-à-faux, Yvan a préféré abréger la conversation.

–– Cook m’a dit que la séance était finie pour aujourd’hui. Excuse-moi, je me rhabille et je m’en vais. Je n’ai pas envie de rester.

August n’a pas insisté. Quant à Yvan, il s’est extirpé rapidement du théâtre, mais à peine sorti dans la rue, il a perçu une voix qui le hélait. C’était Reine qui avançait dans sa direction. Inconsciemment, il se tenait sur ses gardes.

–– Vous partez déjà ?

–– On nous a donné quartier libre et je n’ai pas envie de rester au théâtre.

–– Je comprends. Avec l’autre dans la loge, ça ne doit pas être drôle.

–– Non, ce n’est pas ça.

–– Pourtant, à votre place, je ne serais pas tranquille. Il est capable à tout moment de péter les plombs.

–– Dites-moi plutôt ce que vous voulez. Je croyais depuis l’autre soir que vous ne vouliez rien savoir de moi.

–– Votre mépris quant à ma proposition m’avait rendue furieuse. Écoutez. J’ai parlé avec les comédiens et on est tous d’accord. Enfin, sauf Morangui et Ayton. Elles préfèrent mettre la tête sous terre. On a donc décidé de se réunir ce soir chez Jacques afin de prendre une décision quant à Ngozi.

–– Prendre une décision ? S’il y a une décision à prendre, elle revient de plein droit à Michaël Cook.

–– Reconnaissez au moins une bonne fois pour toutes qu’il a perdu le contrôle, non ?

–– Arrêtez ! Michaël Cook et Michelle Albiol ont une grande expérience. Faisons-leur confiance ! Il y a suffisamment de confusion pour ne pas en rajouter. Excusez-moi, je suis pressé.

–– Alors, vous ne viendrez pas ?

–– Eh ben non, désolé ! Au revoir.

 

En repartant vers le métro, Yvan était partagé entre deux sentiments : que Corentin ait forcé Reine à quémander des appuis à droite et à gauche démontrait qu’il était prêt à tout pour arriver à ses fins. Cependant, que Lisa et Iris aient refusé de se joindre aux autres le rassurait un peu. Quant à ces derniers, Yvan était perplexe. Omar était sans doute meurtri par l’agression dont il avait été victime et en raison de son rapprochement avec Fatima, il était possible qu’il ait accepté de se joindre à Reine et Corentin. Mais les autres…

De son côté, Reine songeait qu’il n’y avait rien à faire avec un type comme Yvan. Il valait mieux se concentrer sur Omar, Alain et Marianne. Si la majorité des acteurs signait la lettre au ministre, il y avait toutes les chances que ce dernier confie les rênes du projet à son amant.

Yvan est allé se coucher ce soir-là avec la sensation qu’il n’atteindrait jamais la pleine mesure de son éventuel don d’acteur. Les méninges calcinées, il s’est endormi avec une douleur insupportable au front. Si près du succès, l’échec est toujours désolant. Se réveillant à plusieurs reprises, un doute immense le tiraillait. N’aurait-il pas dû participer à la réunion chez Corentin afin de savoir comment réagiraient les autres ? Les choses auraient été peut-être plus claires. La matinée suivante, un appel de Michelle Albiol est venu interrompre son petit déjeuner. On n’avait pas besoin de lui pour la journée, son entretien avec le metteur en scène étant prévu pour le lendemain. La journée s’est ainsi déroulée tranquillement. Yvan est allé se balader après avoir déjeuné, puis au retour il s’est mis à plancher sur le texte de la pièce, pour se persuader que rien ne pouvait altérer le cours de la création. Mais il a très vite abandonné, incapable de se concentrer, l’esprit dévoré par la même interrogation : Corentin avait-il réussi à convaincre les acteurs présents à la réunion chez lui ?

 

 

Extrait N°3

Tandis que les femmes se précipitaient vers un petit bosquet situé sur la gauche des véhicules, les hommes s’acheminaient vers la droite, en direction d’une rangée d’arbustes bordant le terre-plein d’où il était possible d’apercevoir en contrebas un troupeau d’éléphants assez nombreux, sans doute plusieurs familles, quelques-uns d’entre eux affichant une petite taille faisant penser qu’il s’agissait d’éléphanteaux.

Tout en pissant allègrement, August dissertait sur le caractère agressif des éléphants si on se mettait au travers de leur chemin, ajoutant que malgré leur noblesse et leur sensibilité, leur taille gigantesque pouvait les rendre dangereux. Tout en l’écoutant, le reste des comédiens avaient du mal à libérer les vessies, la perception d’araignées de taille supérieure à la normale ne facilitant aucunement la jouissance du panorama. La vidange terminée, ils se sont tous précipités vers les trois Range Rover, trop contents de poser les fesses dans l’habitacle sécurisant du véhicule, à l’exception d’August demeuré sur le bord du terre-plein à contempler le troupeau d’éléphants. À travers de nombreux commentaires durant le safari, l’acteur sud-africain avait démontré sa connaissance des lieux et de la faune. Il maîtrisait le sujet et son attitude n’avait rien de téméraire. Habitué à la rudesse de ce type d’environnement depuis l’enfance, il était pleinement dans son élément et, malgré les événements désagréables vécus durant les répétitions avec Corentin, il savourait chaque seconde du retour aux sources. N’étant pas du genre intellectuel, ni même du style à réfléchir sur de grandes questions métaphysiques, sa contemplation se nourrissait exclusivement de réminiscences liées aux évolutions du jeune August. Taillée dans le roc, plus spontané que la majorité des comédiens, sa musculature impressionnante était trompeuse, car elle faisait oublier une sensibilité à fleur de peau.

Tandis que les femmes revenaient progressivement du bosquet où elles s’étaient réfugiées, la radio a transmis qu’un guépard avait été aperçu près de l’endroit où ils étaient stationnés. Il valait mieux ne pas végéter trop longtemps sur place. Aussitôt, Perla s’est empressée de héler August pour lui annoncer la proximité du félin et afin qu’il revienne promptement vers son véhicule. En écoutant la jeune guide, ce dernier est revenu à pas lents, le regard perdu aux alentours et le sourire aux lèvres, comme s’il cherchait à mystifier le reste de la troupe. Tandis qu’il s’apprêtait à se hisser dans la Range Rover conduite par Mogela, à l’instar de ce dernier, Perla s’est tournée vers les acteurs occupant son véhicule de manière à vérifier que tout le monde était bien présent. Tout à coup, son visage a changé d’expression.

–– Et Reine ?

Fatima l’avait aperçue en train de prendre des photos entre les arbustes, mais sur le chemin du retour elle l’avait perdue de vue. De son véhicule, August n’a pas tardé à réagir.

–– J’y vais.

De concert, Mogela, Samba et Perla ont vite tenté de freiner son élan, cette dernière, du haut de ses trois pommes et avec l’énergie d’un félin, s’adressant à August vigoureusement.

–– Tu es fou, reste là ! Avec un guépard près d’ici, pas question de prendre le moindre risque.

Malgré les recommandations de Perla, l’acteur a fait celui qui n’avait rien entendu, prenant aussitôt la direction du bosquet avant d’être rejoint par Mogela. Tout à coup, le danger est devenu flagrant. À vingt mètres devant, la silhouette de Reine venait d’émerger, affolée, courant à perdre haleine, la poitrine martelée par l’appareil photo accroché au cou tel un pilon en bandoulière. Alors que tout le monde s’attendait à entrevoir un félin à ses trousses, c’est un énorme pachyderme qui a fait son apparition derrière un groupe d’arbres touffus. Barrissant méchamment, l’éléphante poursuivait Reine en agitant sa trompe vers le ciel pour l’effrayer, ou pour l’attraper au vol dans un ultime mouvement. Tandis que l’actrice avait atteint la lisière du bosquet, Mogela et August se sont élancés à sa rencontre. Dans les véhicules, tous les acteurs étaient paralysés par le caractère inquiétant de la scène. L’animal étant déjà à sa hauteur, Reine a chuté brusquement, face contre terre. Craignant le pire, des acteurs se voilaient déjà la face quand, d’un coup, Mogela a lancé un cri ferme et autoritaire, mais également suave et communicatif en direction du pachyderme, donnant l’impression de solliciter de l’indulgence vis-à-vis de la victime. Le miracle s’est produit. L’éléphante n’avait d’autre intention que celle de protéger ses petits, ce que les acteurs apprendront par la suite, et elle a stoppé sa course effrénée, avant de barrir d’une façon si puissante que tous en avaient les frissons. Aussitôt, elle a commencé à piétiner tout en faisant lentement marche arrière, agitant la trompe et maugréant entre ses défenses. On aurait dit une vieille acariâtre avant de se venger sur un arbre situé sur le côté dont elle a attrapé le tronc pour le faire tanguer dans tous les sens. Pour finir, elle s’est tournée vers Reine et les deux hommes, leur jetant un ultime regard de défi, puis elle a fait volte-face, s’éloignant nonchalamment tout en dodelinant de la tête et la trompe se balançant de droite à gauche.

Dans un mouvement vif, Mogela et August se sont penchés sur Reine. Terrorisée, elle avait perdu à moitié connaissance et elle n’esquissait aucun geste. Alors que Mogela ramassait l’appareil photo gisant aux pieds de l’actrice, August a passé ses bras musclés avec précaution sous la frêle silhouette inerte, la soulevant doucement pour l’emporter vers les Range Rover tandis que Mogela gardait un œil sur le pachyderme en train de s’éloigner. Tout le monde étant à bord, l’expédition a pris la poudre d’escampette tandis que Reine, ayant refait doucement surface, s’engluait dans des explications sans fin auprès de Perla et Fatima afin de justifier son désir de photographier la progéniture de l’éléphante. Lorsque la guide et l’actrice lui ont confirmé qu’August s’était proposé spontanément pour aller à sa recherche et que c’est lui qui l’avait ramené dans ses bras jusqu’au véhicule, Reine a esquissé un geste mêlant surprise et gratitude avant d’exprimer qu’il n’aurait pas dû prendre de risque.

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