Extrait n°1
Les gardiens de la paix, harnachés de gilets pare-balles et armés jusqu’aux dents, ne bronchent pas. Comme les singes de la sagesse, ils voient, entendent, mais ne parlent pas. D’un hochement de tête appuyé, l’un d’eux désigne le terre-plein central où gît au pied du Pouce, relique phallique de César, célèbre artiste phocéen mondialement connu, un corps inerte. À première vue, le mec semble en piteux état. Il repose sur le ventre à même le gazon imbibé d’une humidité froide, le visage sanguinolent tourné vers le côté droit. Un filet rouge s’écoule de sa bouche tuméfiée, son bassin et ses cuisses baignent dans une mare de sang encore chaud.
L’infortuné gémit sa mère, implore son père et prie le Saint-Esprit. Sa respiration haletante ne présage pas cher de sa peau. Il agonise devant cinq paires d’yeux impuissants. Alentour, pas âme qui vive susceptible de lui éviter le voyage vers l’au-delà. Ni médecin, ni témoin, ni badaud non plus. Personne. Il est trop tôt – ou déjà trop tard.
— Les secours sont en route, informe un agent.
À quoi bon ! Les carottes sont cuites. Mais s’en aller comme cela, le jour de la fête des Morts, quelle ironie !
Soucieux de ne pas polluer la scène de crime, Greg s’approche du moribond sur la pointe des pieds. Grâce à Dieu, le malheureux respire faiblement, mais pour combien de temps ? Il l’assiste comme l’enseignent les manuels de secourisme. Surtout qu’il ne s’endorme pas, surtout pas ! Car dormir, c’est un peu mourir.
— Vous m’entendez, Monsieur, répondez -moi ?
Jacte toujours ! L’individu en instance d’acte de décès patiente dans l’antichambre de Saint-Pierre. Il râle non pas parce qu’il est furax de son sort mais parce que son palpitant et ses forces l’abandonnent.
Quand le 15 et le 18 rappliquent à quelques minutes d’intervalle, il n’y a plus rien à faire sinon implorer le Seigneur pour qu’Il accorde Sa Grâce au mourant et lui ouvre les portes de Son Éden. Compte tenu des circonstances troubles, ce n’est pas gagné.
Extrait n°2
À l’autre bout de l’Hexagone, dans leur bâtisse de Bougival, les concubins sont sur le départ. Direction Massilia et les emmerdes. Sac de sport pour Marius, attaché-case et valise griffés LV pour Juliette, les voici prêts à affronter le juge d’instruction, François-Xavier Bourgeois, trentenaire ambitieux, dont la précocité fait l’admiration des ténors du Palais. Fraîchement émoulu de l’École nationale de la Magistrature, ce dernier a en effet réussi un véritable coup de maître pour la première grosse affaire de sa carrière. Les murs de la place Monthyon résonnent encore des éloges de ses confrères qui lui prédisent une carrière prestigieuse, sinon prometteuse.
Au volant d’une Toyota qui couine sa mère, le chauffeur de taxi remet son compteur à zéro.
— Où c’est qu’on va ? s’inquiète-t-il à travers sa vitre ouverte malgré le froid extérieur.
Si la course ne s’avérait pas conséquente, se réserverait-il le droit de la refuser ? Mèhu ne le jurerait pas. Au parfum des pratiques locales, il y a fort à parier que oui. Dans ce pays réputé pour ses grandes gueules, on ne fait pas dans la dentelle. Au diable la législation ! Ici, quand on ne fauche pas le blé à la kalachnikov, on se la joue one again.
— Place Daviel, s’il vous plaît.
Le driver roule des yeux cupides. Il renifle déjà la soixantaine d’euros qui va lui tomber dans l’escarcelle. Pas mal pour un début de vacation. La Corona s’ébroue joyeusement vers la destination assignée, passagers bercés par la voix suave de Jules des Églises[1].
Malgré des amortisseurs fatigués, la guimbarde ne chôme pas. Elle se faufile dans la circulation avec la dextérité de Choupette. Le trajet jusque chez ML est bouclé en moins d’une demi-heure, un record pour la vieille japonaise.
Avant de rejoindre leur appartement, ils font un crochet par la pharmacie du rez-de-chaussée. Ils saluent le proprio, M. Laurent, avant que Marius ne se paye son Javert à lui, l’inspecteur Marcello. Il le retrouvera dans son troquet habituel, le Télégraphe, pour une explication sans concession d’homme à homme, cartes sur table, dès que possible.
La partie s’annonce rude, mais dans ce poker menteur qui engage son honneur et sa liberté, il ne laissera pas le choix des armes à son adversaire. Il le confondra et lui fera ravaler ses élucubrations de flic sous influence.
Il l’aura, oui, il l’aura, l’imbécile !
[1] Julio Iglesias.
Extrait n°3
Accroupi auprès d’un corps déchiqueté, le médecin légiste procède aux constatations initiales. Derrière lui, la cheffe du service scientifique s’entretient avec l’un de ses hommes. Le ton grave, Marcello les interrompt sans prendre de gants :
— Mireille, je ne te présente pas Marius et encore moins, le commissaire Robert Marino ?
Elle les gratifie d’un sourire poli ; ils le lui rendent au centuple.
— Je finis et je suis à vous, se défend-elle.
— Pas le temps. On s’appelle, propose le condé.
Ventre à terre, visage sur le côté, Lemorveux gît dans une mare de sang. Le spectacle de ce corps déchiqueté, pratiquement coupé en deux, retourne les estomacs. Greg et Toinou, juste arrivés sur les lieux, commèrent entre eux sur les circonstances du drame : « Deux mecs accoutrés comme des cosmonautes ont surgi sur une moto de sport rouge. Il a été abattu d’une rafale de Kalachnikov au sortir de l’immeuble. Hélas, personne n’a eu le réflexe de relever la plaque ou la marque de la bécane. »
Une voix connue résonne dans leur dos :
— Personne ? Pas tout à fait, messieurs. Moi, si.
— Vous, commissaire ? se réjouit le ténébreux inspecteur en vrillant ses pieds.
— Pour vous servir, mes gentilshommes.
— Quelle surprise, enchaîne l’intello aux lunettes à la Lennon. Heureux de vous revoir, patron. Mais…
— Chut ! impose-t-il, index sur les lèvres.
La veste chiffonnée par des journées de planque interminables, les yeux rougis de fatigue, Bob se réjouit de les faire mariner dans le jus de leur ignorance.
L’arrivée de Marcello, suivi de Marius à quelques enjambées, conclut le jeu des devinettes.
— Ils ne lui ont laissé aucune chance, constate le doyen sans émotion apparente. Marino, raconte, t’as vu les tueurs ?
Fier de centraliser l’attention de son auditoire, il livre son témoignage :
— Ils étaient habillés de noir, avec des casques intégraux de même couleur. Le pilote était de taille moyenne et maigrichon. Son passager tout le contraire. C’était une sorte de dinosaure aux épaules carrées. Ils ont surgi de nulle part. Avec un sang-froid remarquable, l’exécuteur des basses œuvres est descendu de la machine et a arrosé sa cible. Ils ne se sont pas éternisés. Le sale boulot a été plié en moins d’une vingtaine de secondes. Ils avaient une Yam R1 rouge, immatriculée RX 970 RW. Ils se sont arrachés sur la roue arrière. Un wheelie spectaculaire qui a failli désarçonner le costaud. Bref, un règlement de compte façon dealers des cités.